Archive | janvier, 2018

Publication par JF Monteil d’un article de Fidèle Diedhiou intitulé: L’emploi du futur dans le récit médiéval : réalité « grammaticalisable ». Certains cas dans quelques textes d’ancien français.

23 Jan

L’emploi du futur dans le récit médiéval : réalité « grammaticalisable ». Des cas dans quelques textes d’ancien français.

 

  1.                                     Fidèle DIEDHIOU

                   Université Gaston Berger de Saint-Louis (Sénégal)

                                   Fidele.diedhiou@ugb.edu.sn

 

Résumé

Le récit médiéval est disponible pour toute relance comme s’il devait toujours être à la disposition de l’événement. Il admet les variations temporelles, les amplifications et les précisions nouvelles. Il ne fait aucun doute que le passé simple, l’aoriste de Benveniste, est le tiroir privilégié du récit, et cela tient à sa valeur de passé révolu, coupé de l’actualité, avec le passé antérieur et le conditionnel (futur du passé). Cela ne signifie cependant pas que les tiroirs du futur,  exprimés par la construction simple  ou par les constructions périphrastiques, n’ont pas de repère temporel futur.  L’existence d’un temps linguistique futur dans le récit médiéval, considérée par des linguistes comme une situation agrammaticale, doit être grammaticalisée et qu’il n’est pas nécessaire de la « satelliser » (marginaliser).

Mots clés : récit – médiéval – temps – futur – passé simple – événement – histoire – indicatif – ancien français – périphrastique – infinitif – grammaticalité – grammaticalisation – futur simple, grammaticalisable.

Abstact:

The medieval narrative is available for any relaunching as if it should always be at the disposal of the event. It admits the temporal variations, the amplifications and the new precisions. There is no doubt that Benveniste’s simple past, the aorist, is the privileged episode of the narrative, and this is due to its value as a past, cut off from current affaires, with the past anterior and the conditional (future of the past). This does not mean, however, that the episodes of the future, expressed by simple construction or by periphrastic constructions, do not have a future temporal reference point. The existence of a future linguistic tense in the medieval narrative, considered by linguists as an agrammatic situation, must be grammaticalized and it is not necessary to it « put into satelite state » (marginalize).

Keywords: medieval, narrative, tende, future,  past simple, event, history, indicative, old French, periphrastic, infinitive, grammaticality, grammaticalisation, future simple, grammaticalisable.

Introduction

Mode permanent du langage, le récit est l’une des portées où s’inscrivent concurremment et conflictuellement diverses partitions de l’événement. Dans le signifié du récit, temps du récit et temps de l’histoire se rencontrent dans ce que l’on pourrait appeler une représentation de l’événementiel. En ce qui concerne l’emploi des temps du récit dans l’ancienne langue, bien des linguistes regardent la souplesse qui le caractérise comme une distorsion de la langue, eu égard à leurs propres habitudes linguistiques. Von Wartburg, cité par Sandman (1973), indique à ce propos : « L’ancien français met pêle-mêle le présent, les temps simples et les temps composés dans les récits ». Une constatation qui rejoint celle de Lucien Foulet (1919) : « Le présent de l’indicatif, le passé indéfini et le passé défini sont employés concurremment dans la narration, sans qu’on puisse le plus souvent relever entre ces temps de différence appréciable.» L’existence d’un temps linguistique futur dans le récit, que l’on pourrait aisément ajouter est considérée par des linguistes comme une situation agrammaticale, c’est pourquoi il doit être « satellisé » c’est-à-dire marginalisé. Rappelons que le futur est étymologiquement un tiroir périphrastique formé l’infinitif du verbe latin et des formes réduites de habeo (j’ai) : amáre habeo > j’aimerai. Un tiroir qui possède selon Benveniste (1974),  une “ temporalité prospective qui n’entre pas dans le champ de notre expérience et qui, à vrai dire, ne se temporalise qu’en tant que prévision d’expérience ”. Il ne fait aucun doute que le passé simple, l’aoriste de Benveniste, est le tiroir privilégié du récit, et cela tient à sa valeur de passé révolu, coupé de l’actualité. Toutefois, une phrase mise au futur simple est toujours une prédiction, comme le soutient Benveniste. Cela ne signifie cependant pas que les tiroirs du futur n’ont pas de repère temporel futur ( Dahl, 1985). Sa position semble des plus claires lorsqu’il soutient que nous ne pouvons parler de catégorie temporelle sans tenir compte de la référence temporelle de cette catégorie et de sa valeur sémantique. C’est le cas lorsque la valeur modale intentionnelle ne fait pas toujours nécessairement partie de la sémantique du futur simple alors que la référence future est indispensable. La phrase : il viendra ne peut être prononcée si le locuteur n’est pas sûr que l’événement aura effectivement lieu. Nous nous engageons à soutenir que l’emploi du futur dans le récit est « grammaticalisable » c’est-à-dire apte à être grammaticalisé et qu’il n’est pas nécessaire de le « satelliser » (marginaliser). Il permet d’observer un certain nombre de particularités, en ancien français, relatives aux différentes nuances modales dont l’emploi du tiroir est jalonné : ordre, prière, protestation, atténuation etc. La valeur de vérité du procès peut être provisoirement incontrôlable,  c’est le cas du futur simple ou alors le narrateur peut affirmer qu’ultérieurement cette valeur de vérité pourra être déterminée dans les constructions périphrastiques avec les verbes modaux tels que voloir, devoir, pooir, aller. Nous trouvons que dans les deux cas le processus est fondamentalement le même. C’est pourquoi nous nous proposons d’analyser dans un premier temps l’expression du futur simple et dans une seconde partie l’expression du futur dans les constructions périphrastiques, en nous basant sur des cas tirés d’ouvrages d’ancien français.

  1. L’EXPRESSION DU FUTUR SIMPLE

Dans le récit médiéval, la relation prédicative que pose le narrateur est impossible à vérifier au nunc de l’énonciation. Cela n’entrave nullement la grammaticalité des énoncés. C’est ce que nous remarquons dans notre exemple où la réalisation des procès exprimés au futur dépend de facteurs hypothétiques qui n’ont aucun lien avec le présent du locuteur. Nous verrons bien qu’il prend en charge ici les idées du personnage :

S’en rereguarde troevet le cors Rollant,

                        Cumbatrat sei a trestute sa gent,

                        E, së il poet, murrat i veirement (Roland, 613-615)

« S’il (Marsile) trouve Roland à l’arrière-garde, il se battra contre toute son armée, et, s’il le peut, Roland y mourra à coup sûr. »

 

Dans l’exemple suivant le narrateur prend en charge les idées de son personnage. Ces emplois ont souvent été considérés comme proches du discours indirect libre. L’auteur se les approprie en se mettant dans la peau du personnage. Hardré pense déstabiliser Charlemagne en lui apportant les têtes coupées des chevaliers anonymes pour le faire croire que ce sont celles des deux amis (Ami et Amile) dont il souhaite ardemment la mort :

Celle part vint, si lor copa les chiés,

                        Si les pandi a son arson derrier

                        Quant il sera arriere repairiéz,

                        Si se vantra au barnaige proisié

                        Moult plus s’en fra et orgoilloz et fiers (Ami, 391-395)

« Il se dirigea vers eux (les chevaliers anonymes), les décapita et pendit leurs têtes à l’arçon de sa selle, derrière lui. Quand il sera de retour, il se vantera auprès des barons renommés, il se gonflera d’orgueil. »

 

Le futur peut être employé dans d’autres cas où il se substitue à l’impératif. Le locuteur donne ainsi au procès une expression euphémique ou fait usage de la formule de politesse, comme en français moderne, pour traduire une exhortation, une prière, un ordre, une défense, etc. Cette construction n’est cependant possible que dans le discours direct :

Cunquis l’avrat d’oi cest jur en un meis.

De Sarraguce les clefs li portereiz (Roland, 2751-2752)

« Il l’aura vaincu d’aujourd’hui en un mois. Vous lui porterez les clés de Sarragosse. »

 

Ces quelques observations nous ont permis de montrer le futur simple sous ses valeurs propres qui sont communément connues aujourd’hui mais qui sont loin de représenter seules toutes les possibilités d’expression du tiroir.

I.1. Le futur simple dans la chanson de geste

Dans la chanson de geste, contrairement à ce que nous venons de remarquer dans Eulalie, l’emploi du futur a connu une légère évolution.

Remarquons que l’emploi du futur n’était qu’à ses balbutiements. Mais il connaissait déjà le futur “ historique ” fondé sur un transfert de l’actualité dans le passé, comme nous pourrions  le remarquer avec le présent historique.

A cette époque il a déjà connu sa forme synthétique qui le caractérise comme un temps prospectif (le futur simple). Le narrateur pose un procès qui dépend entièrement de ses connaissances, de ses suppositions, de ses déductions, des promesses qui lui ont été faites, etc. Bien que d’emploi rare, le futur avait, à cette époque, la même valeur prospective que celle que nous connaissons aujourd’hui. On le rencontre plus dans des propositions indépendantes que dans des subordonnées, dans quelques ouvrages que nous avons parcourus.

I.1.1. Le futur simple dans les indépendantes

La fréquence du futur dans les propositions indépendantes est un peu plus importante que sa fréquence dans les subordonnées. Il y a 25 occurrences dans le Roland, 13 dans La prise d’Orange, 13 dans Ami et Amile :

Dans l’exemple suivant, le futur est employé pour exprimer des situations hypothétiques :

Ço ad juret li Sarrazins espans,

Se en rereguarde troevet le cors Rollant,

Cumbatrat sei a trestute sa gent

E, se il poet, murrat i veirement.(Roland, 612-15)

« Le Sarrasin d’Espagne a juré que, s’il trouve Roland à l’arrière-garde, il se battra avec toute son armée, et que, s’il peut, assurément, Roland y mourra. »

 

Nous avons deux futurs dans des indépendantes juxtaposées dont l’un marque la détermination du roi Marsile à combattre inévitablement Roland, et l’autre, étroitement liée à l’hypothèse,  montre à la fois la puissance de Roland et le manque d’assurance de Marsile.

Autre exemple dans Orange où le narrateur utilise le futur simple dont la réalisation de l’action est conditionnée par celle qui est exprimée au futur antérieur :

Or est Guillelmes dedenz Orenge entrez

Et Guillebert et Guïelin le ber ;

Mes n’en istront, si l’avront desirré ;

Ainz avront il paine et ahan assez (Orange, 446-49)

« Guillaume est alors entré dans Orange avec Guillebert et Guielin le vaillant ; ils n’en sortiront pas avant de l’avoir bien désiré ; auparavant, ils connaîtront mainte peine et mainte fatigue. »

 

 

Dans cet exemple tiré de Ami et Amile, le futur est employé pour clore une série d’actions au présent :

Tant fort se baisent et estraingnent soef,

A poi ne sont estaint et definé ;

Lor estrier rompent si sont cheü el pré.

Or parleront ensamble (180-83)

« Ils s’embrassent avec une telle fougue, se serrent avec une telle tendresse qu’ils sont bien près de s’étouffer l’un l’autre. Leurs étriers rompus, ils tombent dans le pré. Ils vont maintenant se parler. »  

 

I.1.2. Le futur simple dans les subordonnées

Contrairement au passé simple, le futur apparaît dans les phrases dépendantes. L’emploi du futur dans les propositions subordonnées n’est pas aussi régulier en ancien français qu’en français moderne. Ainsi nous avons trouvé 6 occurrences dans La Chanson de Roland, 8 dans La Prise d’Orange et 2 dans Ami et Amile. Cet emploi indique souvent que la voix personnelle du narrateur se fait plus sentir que celle de celui qui décrit des  événements.

Dient Franceis que grant bataille i ad ;

Il ne sevent liquels d’els la veintrat.

Carles se dort, mie ne s’esveillat (Roland, 734-36)

« Les Français disent qu’il y a une grande bataille ; ils ne savent pas lequel l’emportera. Charles dort, il ne s’éveille pas. »

 

Le futur “ veintrat ”, bien qu’étant en rapport avec le moment d’énonciation, est lointain. Le verbe “ sevoir ” à la forme négative de part sa sémantèse accentue son éloignement. Il indique implicitement un souhait dont on ignore l’échéance de la réalisation.

Dans l’exemple suivant, le futur est employé là où, en français moderne, on emploierait le passé simple. Il exprime une action révolue :

De grant folie se vet or dementant :

Ja ainz n’iert vespre ne le soleil cochant

Que il orra une novele grant

Dont mout sera corrocié et dolant (Prise d’Orange, 101-104)

« Il (Guillaume) se lamente bien follement : avant la tombée du soir et le coucher du soleil il apprendra (apprit) une importante nouvelle qui le courroucera (courrouça) et l’affligera fortement. »

 

Dans l’exemple suivant tiré de Ami et Amile, le narrateur emploie deux formes différentes et syntaxiquement correctes du futur : forme analytique dans la principale et forme synthétique dans la subordonnée.

Au main se lieve, si vest ses meillors dras,

Ses chevaliers richement conrea,

Isnellement en son chemin entra.

Celui va querre que haïr ne porra ;(897-900)

« Il se lève au matin, passe ses meilleurs vêtements, équipe richement ses chevaliers et bien vite se met en route. Il va rejoindre celui que jamais il ne pourra haïr. »

 

 I.2. Le futur simple dans le roman

            Dans le roman, l’emploi du futur est presque aussi fréquent en ancien français qu’en français moderne. Il est, comme nous l’avons dit plus haut, toujours chargé de notions diverses : idées de possibilités, d’obligation, de prière, de défense etc. Ces notions se remarquent plus souvent en discours direct qu’en récit, aussi bien dans le roman en vers que dans le roman en prose.

           

I.2.1. Le futur simple dans le roman en vers

            Les emplois du futur sont assez rares dans le récit (même ceux des constructions périphrastiques), dans les romans en vers que nous avons parcourus, nous avons rencontré 49 occurrences dans Yvain ou le Chevalier au lion, 72 occurrences dans Le Chevalier de la  Charrette, 55 dans Perceval ou le Conte du Graal.

On rencontre le futur aussi bien dans les propositions subordonnées que dans les indépendantes. Et contrairement à la chanson de geste sa fréquence est plus importante dans les subordonnées que dans les indépendantes.

 I.2.1.1. Le futur simple dans les subordonnées

Nous avons rencontré 26 cas dans Yvain, 43 dans la Charrette, 44 dans Perceval.

La liberté syntaxique accordée à tous les usagers de l’ancien français, fait que dans l’exemple suivant nous trouvons dans la même phrase le passé simple, le conditionnel, le futur dans la subordonnée qui ferme la phrase et marque la conséquence des actions du personnage.

Li rois les volentiers,

Et fist trois seremens entiers,

L’ame de Pandragon son pere,

Et la son fil, et la sa mere,

Qu’il iroit veoir la fontaine,

Ja ainz ne passeroit quinzaine,

Et le tempeste et le merveille,

Si quë il y venra la veille

Monseigneur Saint Jehan Baptiste (Yvain, 663-67)

« Le roi l’entendit volontiers, et il jura par trois fois, sur l’âme de son père Pendragon, sur celle de son fils, et sur celle de sa mère, qu’il irait voir la fontaine avant la fin de la quinzaine (mot – à – mot : avant que la quinzaine ne passerait), ainsi que la tempête et la merveille ; de sorte qu’il y arrivera la veille de la fête de monseigneur saint Jean-Baptiste. »

Nous avons ici un mélange de temps que le linguiste moderne voit comme une absurdité, contrairement à la vision du locuteur et même du linguiste médiéval.

Dans l’exemple suivant tiré de la Charrette, le futur est employé aussi bien dans la principale que dans la subordonnée temporelle :

Par tot est la novele dite

                        que tote est la reïne quite

                        et delivré tuit li prison,

                        si s’an iront sans mesprison

                        quant ax pleira et boen lor iert. (Charrette, 4107-11)

« En tous lieux s’est répandue la nouvelle que la reine est libre et tous les captifs avec elle et qu’ils pourront partir sans le moindre empêchement dès qu’il leur plaira de le faire. »

Dans l’exemple suivant tiré de Perceval, le futur est grammaticalement employé là où le français moderne voit une agrammaticalité et utilise une périphrase :

Mes n’a mestier quanque il dient

                        Fors qu’il lor met an covenant,

                        S’il trueve sa mere vivant,

                        Que avuec lui l’an amanra

                        Et d’iluec an avant tandra

                        La terre, ce sachent de fi,

                        Et se ele est morte, autresi (Perceval, 2926-32)

« Mais il n’a cure de ce qu’ils disent, sauf qu’il s’engage, s’il trouve sa mère en vie, à la ramener avec lui et à gouverner dorénavant la terre, qu’ils en soient sûrs et certains ; et si elle est morte, il fera de même. »

 

Remarquons que la plupart des futurs sont employés dans les subordonnées complétives. Cela donne à penser qu’ils ne permettent pas seulement d’exprimer les intentions du personnage mais plutôt ses volontés.

 I.2.1.2. Le futur simple dans les indépendantes

Dans les romans en vers dépouillés, le futur est moins employé dans les propositions indépendantes que dans les subordonnées, contrairement à ce que nous avons constaté au niveau des chansons de geste. C’est ainsi que nous avons relevé 12 exemples dans Yvain, 20 dans la Charrette, 7 dans Perceval.

Dans les textes dépouillés, le futur est employé dans des séquences au discours indirect libre :

Ou mesire Gavains meïmes

Espoir le demandera primes.

Se nus de ches .II.la requiert,

Ja contredite ne li iert.

Mais il ne les atendra mie,

Qu’il soigne de lor compagnie,

Ains s’en yra tous seus, son veul (Yvain, 685-691)

« Ou même monseigneur Gauvain le demandera d’abord, peut-être. Si un de ces deux le sollicite, on ne le leur refusera pas. Mais il ne les attendra point, car leur compagnie l’inquiète ; au contraire, il ira tout seul, selon son désir. »

Ja desfandre ne s’an porront

et, s’il les puet tenir ou prandre

ja  n’i avra mes que del pandre

ou del ardoir ou del noier. (Charrette, 4146-49)

« S’il peut mettre la main sur eux, ils n’auront pas le loisir de se défendre d’un tel forfait : il les fera pendre, brûler ou noyer. »

Come frere et suer seront il,

Que d’autre amor point n’i avra. (Perceval, 9068-69)

« Ils seront bien comme frère et sœur, il n’y aura pas d’autre amour entre eux. »

 

I.2.2. Le futur simple dans le roman en prose

Nous rencontrons là plus d’emplois du futur que dans le roman en vers. Une régularité syntaxique qui ressemble à celle que nous connaissons aujourd’hui en français moderne. En effet nous avons recensé 132 cas de futur dans La Queste, 106 cas dans Artu, 171 dans Lancelot. Le futur simple est partout plus employé que la forme périphrastique.

I.2.2.1. Le futur simple dans les subordonnées

Les occurrences du futur dans les subordonnées sont encore plus importantes dans le roman en prose que dans le roman en vers. Nous avons recensé 87 exemples dans La Queste, 90 exemples dans Artu, 134 exemples dans Lancelot. Le futur est le plus souvent employé dans le discours narrativisé.

Et ele apele sa mesniee de laienz et lor comande que il oevrent l’uis au chevalier qui la fors est, et li doignent a mengier s’il en a mestier et le servent de quan qu’il porront, car ce est li hons el monde que ele plus aime. (La Queste, § 72, 10-14)

« Elle appelle donc ses gens, leur ordonnant d’ouvrir au chevalier qui attend dehors, de lui donner à manger s’il en a besoin et de le servir autant qu’ils le pourront, car c’est l’homme au monde qu’elle aime le plus. » 

Lors se parti la damoisele de devant lui et s’en vint a son lit et se cocha a tel eür que onques puis n’en leva, se morte non, si com l’estoire le devisera apertement. (Artu, §57, 38-41)

« Sur ces mots la demoiselle s’éloigna ; elle vint à son lit et s’y coucha à tel point qu’elle ne devait plus le quitter que morte, comme l’histoire le contera clairement. »

 

Et Galehout feta porter un cor en la place, si le baille a soner a un s uen chevalier com il le comandera et commande as chevaliers qui combatre se deivent et as autres que il ne se movent devant qu’il orront le cor soner. (Lancelot, VIII, 26)

« Alors Galehot fait apporter un cor, le confie à un de ses chevaliers qui le sonnera dès qu’il le lui ordonnera et commande aux autres chevaliers qu’ils doivent se battre et ne pas le faire avant d’avoir entendu le son du cor. »

 

I.2.2. 2. Le futur simple dans les indépendantes

De même que les occurrences du futur dans les propositions subordonnées sont plus importantes dans les romans en prose que dans ceux en vers, de même ses occurrences dans les indépendantes sont plus nombreuses dans les romans en prose que dans ceux en vers. Nous en avons ainsi trouvé 21 occurrences dans La Queste, 17 occurrences dans Artu, 20 occurrences dans Lancelot.

…et vient as prones, et cuide dedenz entrer ; mes non fera, ce li est avis, car il ne puet pont trover d’entree (La Queste, 82, 2-4)

« Il s’approche de la grille (pour écouter le service) et pense pouvoir la franchir, mais il se rend compte qu’il n’y parviendra pas, car il ne peut trouver de porte. »

Assez pensa cele nuit a cele chose, savoir mon se ele li dira ou ele s’en tera (Artu, §50, 35)

« …Toute la nuit elle débattit de ce point : elle ne sait si elle le lui dira ou si elle gardera le silence. »

  1. LE FUTUR DANS LES CONSTRUCTIONS PERIPHRASTIQUES

La valeur de vérité du procès peut-être provisoirement incontrôlable, c’est le cas du futur simple où le narrateur peut affirmer qu’ultérieurement cette valeur de vérité pourra être déterminée dans les constructions périphrastiques avec les verbes modaux tels que voloir, devoir, pooir, aller, dont les emplois répondent à différents paramètres contextuels : dans les chansons de geste ou dans les romans.

II.1. Voloir + infinitif

Avec le verbe semi-auxiliaire “ voloir ”, constituant une périphrase avec l’infinitif, nous obtenons ce que Buridant (2000) appelle la “ futurité ” qui, précise-t-il, “ ne s’est pourtant jamais grammaticalisée au point de concurrencer véritablement le futur simple ”.

-« voloir » peut être conjugué au présent :

Carles cevalchet e les vals e les munz,

                        Entresqu’a Ais ne volt prendre sujurn (Roland, 3695-96)

« Le roi Charles chevauche par vaux et par monts, il ne veut pas s’arrêter avant d’arriver à Aix. »

 

La périphrase indique ici une ferme détermination, un objectif à atteindre. Elle peut être employée, comme dans l’exemple suivant, pour exprimer une envie et non une intention parce que l’animé qui manifeste cette envie n’est pas un humain :

En grant dulor i veit ses chevalers :

                        Urs e leuparz les voelent puis manger (Roland, 2541-42)

« Il (Charles) voit ses hommes en grande détresse : des léopards, des ours veulent les dévorer. »

 

Il peut aussi être employé au futur pour marquer le désir, l’intention.

 

On rencontre, comme dans les exemples suivants avec le verbe voloir, des cas où le futur est employé pour le présent “ en raison de sa sémantèse perspective ” G. Moignet (1988), exprimant des pensées rapportées :

Nostre empereres est par matin levéz,

                        Isnellement a fait faire uns fosséz,

                        Grans et plenniers et de bois bien plantéz

                        Il i voldra sa fame desmembrer (Ami, 1233-36)

« Notre empereur, debout de bonne heure, a fait en toute hâte creuser des fosses profondes et vastes qu’il a fait garnir de bois. C’est là qu’il voudra (qu’il veut) jeter sa femme. »

 

Expression d’une volonté forte de l’empereur à aller jusqu’à la réalisation de son projet.

 

De lor nouvelles se voldront a cointier,

Que beles sont a dire (Ami, 1939-40)

« Ils (Ami et Amile) voudront (veulent) s’entretenir des dramatiques événements qu’ils viennent de vivre. »

Et de Girart son fil qu’il a tant chier

voldra avant molt tres bien encerchier,

S’il est preus d’armes contre autre chevalier (Ami, 3308-10)

« Il (Ami) voudra (veut) d’abord s’informer soigneusement sur Girard, son fils bien aimé : est-il habile à manier les armes ? »

A la place du futur dans les exemples ci-dessus, le français moderne  emploierait le conditionnel, avec comme seule différence qu’avec le futur il n’y a aucun obstacle qui empêcherait la réalisation de la volonté exprimée par l’actant.

Avec la périphrase voloir + infinitif n’exprimant ni intention, ni souhait, nous pouvons obtenir la valeur de l’imminence contrecarrée.

L’une des flors se traoit pres de l’autre et li voloit sa blanchor tolir.Mes li preudons les departoit, si que l’une ne touchoit a l’autre (Queste, 171, 20-22)

« L’une des deux fleurs se penchait vers l’autre et allait faire tomber ses blancs pétales mais l’homme les séparait au point que l’une ne touchait l’autre. »

Le verbe voloir prend ici le sens de la locution verbale “ avoir failli ”, très usitée aujourd’hui surtout dans la langue parlée.

Dans ce texte hagiographique : La Cantilène de Sainte Eulalie, nous n’avons trouvé aucune occurrence du futur sous ses différentes formes : analytique, synthétique avec habéo. Par contre, nous y rencontrons des périphrases servant à marquer le futur avec le verbe semi-auxiliaire “ voloir ”, conjugué au passé simple. Il s’agit là de périphrases qui expriment les intentions des personnages :

voldrent la veintre, li Deo inimi, ,

voldrent la faire diaule servir (3,4)

« Les ennemis de Dieu voulurent la vaincre, ils voulurent la faire servir le diable »

 

A ezo nos voldret concreidre li rex pagiens,

                        Ad une ‘psede li roveret tolir lo chief (21-22)

« Le roi païen ne voulut pas s’y résigner ; il ordonna de lui trancher la tête avec une épée. »

Dans l’exemple suivant, l’intention exprimée par le verbe voloir apparaît plutôt comme une prière adressée au Christ :

La domnizelle celle kose non contredist,

                        Volt lo seule lazsier, si ruovet krist (23-24)

« La noble fille ne s’y refusa pas, elle voulait quitter le monde et elle en supplie le Christ. »

 

Nous pouvons en conclure que l’emploi périphrastique  avec le verbe voloir suivi de l’infinitif est mieux indiquer dans le contexte hagiographique de Eulalie, pour exprimer le désir, l’intention. La réalisation des procès dépend d’une volonté extérieure à celle du personnage actant. Il s’y ajoute que toutes les occurrences sont dans des propositions indépendantes ; ce qui facilite d’ailleurs le travail de l’auteur et du narrateur en cette période encore plus proche de l’oralité que de l’écriture.

  1. 2. Devoir + infinitif

 

Avec la périphrase composée de “ devoir + infinitif ”, nous obtenons l’expression du futur prochain avec des interprétations différentes selon les contextes. Elle peut servir à intimer un ordre ou à indiquer la “ phase imminentielle ” (Buridant), désignant un procès imminent dont la réalisation peut être non aléatoire, c’est-à-dire que soit la certitude de cette réalisation est presque évidente, soit elle peut être contrecarrée : la réalisation est annulée par un évènement fortuit.

  1. Le procès imminent est non aléatoire.

Et li rois la prent par la main, si la li baille et li dist qu’il la gart ausi loiaument com hons liges doit garder la feme son seignor (Mort Artu, 129, 15)

« Le roi prit alors la reine par la main et la confie à Mordret, en lui disant de veiller sur elle aussi loyalement qu’un homme qui lui a juré fidélité doit veiller sur la femme de son seigneur. »

 

Il n’y a là rien qui puisse empêcher le personnage (Mordret) d’exercer son devoir vis à vis de son seigneur.

  1. Le procès imminent est contrecarré

Le verbe devoir doit être à l’imparfait. L’imparfait, sans l’imminence d’un procès, indique implicitement que l’action exprimée est contrecarrée. L’imminence est ici marquée par le verbe devoir.

En une chambre autr, si ot

An haut crier pucele ;

Et ce estoit meïnes cel

Avoec cui couchier se devoit (Charrette, 1058-1061)

« Le chevalier de la Charette pénètre dans une chambre et entend une femme pousser de grands cris : c’était précisément celle avec laquelle il devait se coucher (s’était engagé à coucher). »

 

Le verbe devoir à l’imparfait indique que l’acte imminent du chevalier est contrecarré par les cris de la demoiselle.

II.3. Aller + participe présent

S’agissant du verbe aller, la périphrase la plus connue en ancien français est celle qui le fait suivre du participe présent donnant ainsi l’idée de progression. Il faut noter qu’il doit dans la périphrase être soit au présent, soit à l’imparfait. Cette restriction s’explique par le fait qu’avec les autres temps il conserve l’idée de mouvement, de déplacement.

Comme aveule qui a tastons

Va aucune chose querant.

Que qu’il aloient reverchant

De sous lis et de sous eschames,

Vint une des plus beles dames (Yvain, 1142-46)

« Comme un aveugle qui va cherchant quelque chose à tâtons. Pendant qu’ils allaient retournant en tous sens, pour en examiner le dessous, les lits et les escabeaux, arriva une des plus belles dames. »

 

II.4. Aller + infinitif

La périphrase aller + infinitif « qui deviendra le futur prochain, et plus largement la forme la plus courante du futur, ne se développera qu’à partir du XVe siècle » (C. Buridant, 2000). Elle s’oppose au futur, en ce sens qu’elle présente le fait futur du point de vue du moment actuel, alors que le futur se présente comme détaché, indépendant du présent : « Il va faire son travail » veut dire qu’il est sur le point de faire son travail ; ce qui est bien sûr différent de « il fera son travail ».

Remarque : La construction périphrastique composée du verbe aller suivi de l’infinitif est particulièrement rare en ancien français dans les textes en prose. Ce n’est que  plus tard  selon Beauzée (1782), en moyen français, que son emploi s’est développé pour exprimer plus spécialement  le futur proche, appelé par Swiggers (p. 15) “ futur prochain indéfini ”. Notons qu’en français moderne il concurrence fortement le futur.

Et quant li compaignon voient ce, si dient qu’il sont bien venu a point : si vont oïr la messe que li preudons chanta (La Queste, 234, 31)

« Les compagnons, se disant qu’ils arrivent au bon moment, vont écouter la messe que chanta le prudhomme. »

 

Cette expression du futur avec aller + infinitif présente une ambiguïté en ce sens qu’on ne se rend pas compte d’emblée s’il sert à exprimer le mouvement qu’indique le verbe aller de par son sémantisme ou s’il précise que la périphrase indique un futur prochain et dans ce cas il serait un semi- auxiliaire. Cette ambiguïté est visible dans notre exemple ci-dessus. Nous hésitons à donner une valeur précise à la périphrase vont oïr. Si le verbe aller conserve ici sa valeur de mouvement, il devient difficile d’admettre l’existence de la périphrase. Même le contexte ne nous en dit pas long.

CONCLUSION

Pour suivre l’événement, le récit doit à la fois se fragmenter, organiser des enchâssements différés et reconstituer ses enchaînements. Le récit médiéval est disponible pour toute relance comme s’il devait toujours être à la disposition de l’événement. Il admet les variations temporelles, les amplifications et les précisions nouvelles. Il ne fait aucun doute que le passé simple, l’aoriste de Benveniste, est le tiroir privilégié du récit, et cela tient à sa valeur de passé révolu, coupé de l’actualité. L’existence d’un temps linguistique futur dans le récit,  considérée par des linguistes comme une situation agrammaticale, peut être un préliminaire d’une grammaticalisation et qu’il n’est pas nécessaire de le « satelliser » (marginaliser).  Tous les emplois du futur, relevés dans les textes dépouillés, sont sémantiquement intelligibles. On a remarqué la très faible proportion des occurrences en propositions non subordonnées : le futur en récit appartient majoritairement au discours indirect.

 

 

 

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